Au creux de ton épaule, je brandis mes logorrhées performatives

&BA – Livret 1

Esquisse la suite de ce que seraient nos aventures Ana, ce qu’elles deviendraient, maintenant qu’ayant gagné en maturité, je les mets à distance, erreur de jeunesse, galop d’essai, petit accompagnement léger de la cinquantaine, crise de l’amour, dépit, tout cela c’était du passé. Et pourtant, tu étais encore là, un peu. Ou en tout cas l’envie d’écrire, comme un tunnel de lumière perforant les ténèbres :  je voulais créer le texte sans fin, où tu reviendrais de temps en temps, tu aurais le droit, je voulais que ce texte, lui, de direction n’en ait point, pour pouvoir tout accueillir en son sein, un espace chaud et maternant, je voulais faire la matière, la tanière, une citadelle, une tour immense, bravant les cieux, toisant les Dieux, où je pourrais me réfugier, tenir l’agora des temps qui viennent, tenir l’assemblée en haleine, dire les dates à chaque fois, pour marquer, crocheter les petits bouts de paragraphe, ou au contraire, les effeuiller, sans rien préciser, diffuser comme un brouillard, une masse intemporelle qui n’aurait de fin que la mienne, m’échapper. Un oiseau ? Une envolée ? Rappelle-toi, Ana, nous regardions la voute étoilée, nous conjuguions une mélancolie, une complainte. Là maintenant j’ouvre les yeux, au-devant du chemin. Me relire, à peine, je ne veux, je ne peux. C’est étrange, ce temps, nous nous séparions et je voulais encore mettre en ligne nos premiers &BA ; y revenir ; je ne pouvais te quitter ; je vois bien que je repars vers une nouvelle acriture, à qui je donne déjà un titre. J’y reviens. C’est toujours être avec toi Ana. J’ai grandi, du temps a passé, on ne parle plus vraiment de la même chose, plus au même endroit, mais c’est la même histoire. J’ai perdu la naïveté un peu, c’est l’époque qui veut ça, tu peux te dire, je le sais, en me calculant du coin de l’œil « pas trop tôt le jeune puceau ». Je voudrais inventer des mots, un langage qui me mette à l’abri. Des ennemis, je serais protégé. Une palissade mystérieuse, infranchissable à moins d’avoir été, à moins d’avoir la clé. A l’intérieur coussins chauds, lumières douces, narguilé, tu sais, ce que j’aime, le pays où l’on est bien. Du boulot avant d’y arriver. Mais de l’énergie j’en ai, à la mesure de la nouvelle année, résolutions & flonflons, j’y pense et me dis, ce nouvel opus doit être gai, de l’énergie, de l’air en chercher, en veux-tu en voilà, en brasser, ne plus relâcher l’effort d’écrire, s’y déployer dans cet art que je veux embrasser, se concentrer, frapper aux portes entrouvertes, en défoncer une ou deux, qui resteraient fermées, chercher la lumière, voir ce que cela fait, la nouvelle année, cette nouvelle énergie que j’ai, cette envie de mieux me gérer, savoir dormir aussi pour avoir la tête bien faîte, ne pas se multiplier, canaliser l’envie, concentrer l’énergie, les défoncer, y arriver, la nouvelle vie, ce lent parcours de la transformation, ma transition. Ainsi cheminer et de l’espace se créer, s’extraire de l’engeance, oasis, goulée, respiration, d’où je pourrais contempler le monde, ce qui m’y plait, les bateaux, navires, pétroliers, embarcations, engins de toute sorte parcourant les mers, invitant au voyage, comme naguère les poèmes, mais aussi les livres, mais aussi les femmes, les filles qui débordent des rues l’été, couleur et fantaisie, force et fermeté du corps, tu ne leur parles pas comme ça. Dans la ville. Eis Tên Polin. Films, photos, images, que sais-je, évoquent la promenade, tendresse et réconfort à distribuer, elles ne se laissent pas faire, un regard parfois, elles acceptent à la rigueur de donner.  De temps en temps un sourire, une parole du coin de l’œil, le monde, ce combat, on en comprend les codes. Et on passe son chemin, préférant réserver ses secrets aux algorithmes qui se déploient dans la multitude. Oh Mers, Océans, quand viendrez-vous m’avaler en entier ? Tandis que brûle la Cité des Anges, richesses, paysages, démesure, beauté, je ressens l’extrême fragilité de ma minuscule entreprise.  Enfiler des perles, les contempler, corriger les accrocs et continuer la plongée, la mise en perspective du peu qui me tient la tête hors de l’eau, qui est un tout, dans lequel je me noie, dans lequel je me sens bien, quand j’y reviens, une petite musique où je voudrais que tu viennes aussi, que je voudrais partager, mais tu ne viens pas, et alors je ploie, et me reploie, je peux aller plus loin, tant que le mirage au loin te dessine,  c’est toujours toi que je vois, j’ai du courage quand même, et quand je n’en ai pas, ce qui arrive, j’y pense, à ce que je pourrais écrire, ou dire, qui me détournerait du tracas, de ces maelstroms qui s’amoncellent : donner du sens, semer les graines de l’aventure et peut-être un jour viendras-tu me chercher, à cette lecture, seras-tu troublée, la langue comme une invitation, un espace du possible où tu peux te noyer, je m’y sens bien, on est chez moi, je ne pense à rien,  c’est bien. 

Hier notre amour est parti, nous laissant orphelins (fils électriques, déserts, transes qui nous prenaient), je pense au peuple des rêves. Bien peigné, bien coiffé, astiqué comme un communiant, je navigue à vue dans cet océan de particules visqueux, poreux, désagréable où tu m’as laissé, j’en prends une pleine poire, je les cherche ces idées, oui, qui m’aideraient à décrire cet état si particulier où j’aime nous rencontrer, Ana, qui m’aideraient à m’ouvrir, plutôt que de replonger dans ce terminal froid & létal, obscur océan, vain précipice, où je me suis écrasé. Bien sûr, j’en croise quelques-uns de mes contemporains, vers qui je pourrais diriger lunette, périscope, gri-gri, amulettes, légère embardée, petite construction fragile qui me protègeraient, ilot émergé des enfers dont je pourrais quelque temps croire qu’il me suffirait, mais je sais déjà l’épuisement, sur la longueur, qui me submergera, fourbu, foutu, épuisé je plongerai, car rien ne m’intéresse à part le fond, où je te cherche toujours Ana. A moins bien sûr une bouffée d’air inattendue, la fraicheur de la rosée, une gaieté soudaine, la mer au retour du printemps, un souffle de bonheur. Si parmi ces trouées dans la nuit, tu veux bien te confier, pour quelques instants te livrer, sans craindre leur colère ni les heures d’abandon, je rendrai grâce aux Dieux d’avoir par distraction, amusement, coup de chance, choisi de nous mettre côte à côte, chaleur, complicité. Et basta ! Sur cette route abandonnée de tous, je n’irai pas plus loin, rassure-toi, j’en resterai là, tandis que nous ajouterions de la fantaisie aux ténèbres. Je crains d’être fermé à double tour, de n’avoir que les livres – heureusement qu’ils sont là, ceux-là – pour réveiller le flux de lumière & nourrir un espoir discret, silencieux ; nous avons peur de trop donner, de trop montrer, ces regards qui se dérobent, paroles qui s’envolent, s’arrêtent au bord, s’épuisent en un halo, un étranglement, nos pensées qui se compactent en quelques mots fluides, opaques, dans le clair-obscur, déjà c’était trop, chaque soir délavé, épuisé, exsangue. Une fois j’ai vécu comme les Dieux et c’est assez !  

Je vois mes enfants qui grandissent, toi qui vas te déployer dans le grand océan, je ne sais pas encore comment : tu es farouche, je ne sais pas ce que ça cache, endormi sous la pierre. Encore quelques années et tu seras suffisamment fort pour te passer de moi, de nous.  J’en vois dans le même temps qui tombent, ils ont, si je nous compare, vingt ans de plus au compteur & me donnent la mesure, cela ne me fait pas peur, je commence à prendre la ligne moi aussi, à attendre mon tour sans me presser, bientôt je ferai comme eux, je connais la rengaine, c’est le cycle de vie. D’ici là, j’aimerai savoir mieux partager, mieux donner, que tu me prêtes à ton tour, chaleur, amitié, sourire. Mon activité créatrice est trop solitaire, il faudrait que je trouve quelques sœurs & frères de chambrée, qui comme moi acceptent de considérer ces dérèglements épars comme la sève que nous devons protéger, la pulsion de nos journées, nous y ajouterions de la musique, des images, des sons, nous laisserions tomber les poses mortifères, toujours nous irions chercher plus loin, plus grand, plus fort, plus haut,  ils seraient autour de nous, ces sœurs & frères d’armes, qui nous aident à mieux comprendre et ressentir le monde. Bien sûr, je pourrais voyager, m’évader, c’est le plus facile, mais peut-on s’oublier, peut-on partir sans ce sac miteux que l’on trimballe, désolé, de port en port, peut-on faire autrement que de voyager avec lui ?  Je voudrais le poser ce sac, et au gré des étapes, ci et là, croiser des naufragés de la même eau, de la même infortune qui, entre deux verres, me livreraient une pincée de leur nectar secret, dévoileraient quelques phrases extraites d’un manuscrit maladroit & trop chargé, le leur, jetant un œil sur les passants à la nuit tombée, la carte d’un trésor dessinée sur la peau, m’invitant à la parcourir, à en palper les contours. Avec eux, nous irions silencieusement découvrir, entre rires & chuchotements, un automne mélancolique, des territoires oubliés, des caches inconnues, au soleil finissant, on s’en grillerait une petite avant de somnoler. Bien sûr, je pourrais faire cela, ces écarts ne feraient pas la confrérie que je voudrais créer, mais pendant un temps, je pourrais m’y réfugier. Mon art est solitaire, voilà l’écran noir que je veux percer. Je voudrais dans un même mouvement que ma parole soit libre, qu’elle soit rare, qu’elle ouvre le livre, ils sont bien peu toutefois à vouloir être touchés, à avoir envie d’aller y voir vraiment. 

Le soleil se couche sur la maison de la biodiversité, aujourd’hui recomposée, il nous reste quelques photos à accrocher aux murs reblanchis, il y fait froid, c’est l’hiver, un rayon de lumière à travers les vitres se fraye une percée, la nature se prépare à la nuit, des vols furtifs fragmentent la nuée, il y fait bon, j’ai mis un piano Ambient dans les écouteurs, c’est le soir. L’espace, le vide entre nous, nous protège, et nous ne savons pas nous consoler de la perte ; l’impossibilité de partager le fardeau, s’en faire à deux, à trois, à plusieurs une idée, pour pouvoir mieux décompenser, comme sous haute pression, peut-être nos têtes sont-elles trop lourdes de nos solitudes pour qu’il soit aisé d’en faire quelque chose, oui sans doute c’est cela qui nous empêche d’en dire plus et de nous libérer comme ces ensembles qui se mélangent, dans nos mathématiques enfantines, des bulles gazeuses qui s’agglutinent et s’assemblent dans un élixir soufflant l’horizon.  Alors, il faut lire ou inventer des histoires, comme c’est écrit dans les livres, planter des personnages qui partent à l’aventure et croisent le très grand pour nourrir nos imaginaires, écran de fumée des tourments à soi-même inavoués, que je ne peux ici livrer. Des personnages dont la recherche sera vaine mais si belle, on y verrait l’humanité qui avance et se serre les coudes, les pièges, les chausse-trappes, on apprendrait à les éviter. Je me laisse entraîner.

Beau & fier, la mer sera mon palais, taciturne, le cœur généreux, je serai grand et fort sur mon rafiot fendant les flots. Raconteur d’histoires, ce n’est pas notre truc, toujours porter le fer dans nos plaies, ne pas savoir aller ailleurs. Je pourrais m’en tenir aux impressions, tâtonner, oui cela déjà est un projet.

Une torchère dans la nuit.

Dehors il y a cet océan noir.