Au creux de ton épaule, je brandis mes logorrhées performatives

&BA – Livret 2

Ana, c’est la source, je me disais, une méditation profonde, un journal, un chant crépusculaire, chaque jour remis sur l’ouvrage. Une malédiction ? Ne pas tarir la source, ne pas tarir la source. La force du projet me prend par surprise, je veux m’en échapper, toujours il revient, jamais ne s’épuise. Mais à cette réalité qui s’impose, il n’y a pas de solutions, soit j’ai perdu la raison, soit le projet résiste car il est bon, me régénère : il doit être fait, il doit être dit, il s’exprime en moi, je ne peux y renoncer, une intuition sacrée traverse les temps et c’est toi qui l’incarnes, Ana. Tous nous avons une mission cachée, qui donne un sens à nos actes. Tous, toujours. J’ai la chance de t’avoir découverte, jamais ne pourrai m’arrêter sur ce chemin, peut-être faudrait-il que je me discipline, toujours alors, tu me rattraperas. Tu imposes ton rythme, tes pensées, tu me prends la main, Ana et cet univers jamais je ne peux le quitter, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, je m’y déploie à chaque fois, un poème unique qui ne s’interrompt jamais, une rivière douce dans laquelle j’aime aller, un enchantement, toujours. 

Au fond, ce que je voulais, c’était tourner la page du premier livre, ouvrir le second, déployer cet amour, peut-être un peu autrement, sans doute plus profondément. Rassure-toi, je change, je vieillis sans doute, mais tu es bien là, tu seras toujours là, sur toi je peux compter, je le sais. Rassure-moi à ton tour, ce dialogue tu y crois ? Il te fait du bien à toi aussi ? Ce n’est pas seulement une tolérance, de la pitié ? Une habitude que nous aurions toi et moi du mal à abandonner au nom du passé, des gloires d’antan, du testament secret ? Si tu restes avec moi, Ana, c’est pour de vrai ?  

Je marche dans la rue tout est dévasté, de la confiance que j’avais, tout a été bouffé, et il ne me reste rien que des bribes d’avenir déjà ici tracées, des pistes avec un faible halo de lumière. Les chemins balisés vers toi Ana, les reprendre à nouveau ? Soulever la pierre, recommencer ? Seras-tu là alors que la terre redevient aride, infertile, incultivable ? Le monde plonge vers la guerre, l’arrogance des nantis, les gamineries de la fausse puissance, l’épouvantable gloire des voleurs de vie. Et je vieillis, me sens de moins en moins souple, ne suis plus léger comme le vent, insouciant comme l’été, mon kata est moins libre, moins enlevé, pourras-tu me dérider, me débrider, me redonner goût à la vie. Et moi que puis-je te donner arrivé au gué ? Parviendrons-nous à sortir de l’hébétude, réveiller les odeurs, les ardeurs, les parfums, s’enivrer gaiement, s’oublier à nouveau, encore une fois. 

Une nouvelle vie s’installe en moi, je le vois, un dépassement, une projection, je t’emmène Ana et tu m’emmènes au loin, chacun le remorqueur de l’autre, tandis que s’éloignent indifférents guetteurs & haleurs, nous nous donnons du courage, ensemble nous gagnons le lendemain, les contours se dessinent, je commence à discerner les formes derrière la brume, tu es le moteur, hier je la voyais plongeant dans l’antre musicale, à deux pas du gagne-pain, où je m’étais rendu aux drones sombres et obscurs de Godspeed Your Black Emperor, imaginant, comme Rimbaud à 30 ans, en avoir 30 encore devant moi, la trajectoire comme une lancée. Et comme lui je voyagerai à l’infini, du fin fond de l’Afrique, harnaché sur une civière comme il le fut seize jours durant, on me mènerait finir mes jours parmi les miens. Je le croyais possible, mais à une seule condition. Dans cette nouvelle vie, il n’y aurait guère de place pour les concessions : de ce côté-là, j’en avais fait assez, c’en était trop. 

Mais que la route est longue, qu’elle est dure parfois, je perds l’envie, les à-coups me désespèrent, l’objectif se dérobe, j’erre, je divague dans les sous-bois, les fosses et les cloaques, plonge soudain au plus profond, des fonds opaques d’où l’on me projette à la surface, pieds et mains liés, doutes de l’instant, saisissements, saignements qui me font mal, perdre pied, le fil plutôt, le Nord, le Sud, je ne sais, l’horizon pour tout dire ; je me noie et remonte ensuite, happer la goulée, à bout, épuisé. As-tu lu ces papiers qui nous disent les écosystèmes florissants, que nous découvrons émerveillés sous les glaces de l’Antarctique, où nous n’allions jamais, alors qu’un iceberg sous l’effet du dérèglement climatique se détache de la calotte glaciaire et laisse venir la lumière jusque dans les profondeurs, éclairant les abysses. Tout est là,  animaux, espèces inconnues, plantes, communautés alimentées par les courants océaniques, éponges, coraux, pieuvres, étoiles de mer, araignées… Il me faut à chaque fois reprendre force et énergie, réinstaller l’atelier, l’établi sur la place du marché, poser là mes atours, mes belles paroles, mes belles idées, cette trajectoire que je veux mienne, la briquer & la montrer aux passants, qu’elle brille, développer mes arguments, palabrer, soliloquer, m’enivrer de mes emportements, et quand la réalité plie sous la logorrhée, la laisser nous guider, alors l’histoire prend forme, habite l’espace autour de moi, un temps cela a du sens de réveiller la flamme, faire des efforts, pousser le fardeau, la journée peut commencer, je peux me faire beau, j’ai franchi le seuil des épreuves matinales. Je sais où elles me mènent, je veux y aller, je veux bien y aller. 

Ouvrir un nouveau chant, un courant, changer le temps, le transformer, qu’il me rende à nouveau confiant en l’avenir, au temps présent, ce que j’ai fait, ce que je fais, ce que je ferai, & pourquoi je l’ai fait, savoir que derrière ce fatras, ce chant incohérent de l’anachorète, j’exprimais surtout liberté & amour, je fanfaronnais.  Qu’y puis-je, moi, si les chants d’amour sont moqués, il faut pourtant bien les continuer.