Au creux de ton épaule, je brandis mes logorrhées performatives

Combien sont-ils ?

Combien sont-ils, je ne sais, les missiles, les balles, les ustensiles, les fusées de toute sorte que je dois rassembler ici afin de bâtir la riposte à la blessure dont vous fûtes, à Damas, si injustement frappés. C’est une table subtile que je dois dresser, un met singulier, un art soldatesque : on me demande de rétablir aux yeux du monde et par le feu l’ordre qui fît des miens ce peuple si craint et respecté, de le faire sans attirer la vengeance qui alors nous balayerait ; je dois frapper en somme, mais le faire si adroitement qu’il s’en suivrait une forme de silence absolu, une paix des braves, un accord tacite par le fer. Il faut frapper pour ne pas perdre la face mais ne pas relancer le feu en retour qui alors nous submergerait et dont nous ne pourrions, nous, nos enfants, nos ennemis, réchapper, tenter la désescalade en partant à l’assaut, faire taire les armes en les faisant parler, elles qui toujours nous cernent et nous observent, menacent d’exploser, aller pourtant là où nous n’avons jamais osé nous aventurer, créer une nouvelle frontière ; il ne faut pas que cela fasse mal. Qu’y puis-je, moi, que l’on consulte, au quartier général de ce fatras, qui aimerait tant verser dans tes bras d’Orient, le désert froid, le narghilé, m’oublier, chérir les miens, les tiens, les protéger. Depuis trois jours, je ne dors plus. De chez moi, j’ai été évacué, de tes bras ambrés, délicats, on m’a enlevé, dans cet enfer, plongé. Partout des voix hurlent les plans qu’on me demande d’imaginer. Partout le secret. Les drones, les balles, les fusées. Leurs trajectoires, les cibles simultanées, qui doivent faire mal à longue portée, mais ne pas réveiller le feu, qui jamais ne s’éteindra, et contre lequel nous ne pourrons nous protéger, il faut au contraire le retenir, montrer à notre tour notre savoir-faire et comment nous savons le contenir, cette science des hommes de parler en maniant le cimeterre, les appels à la guerre, les appels à la raison, les Américains, les Yankees, les pressions, qui nous exhortent et nous mettent en tension. Et nous ne disons rien. Mais nous comprenons que le tapis de bombe, qui est notre langage, celui par lequel on se fait respecter, devra dire notre maîtrise du fer et du feu. Bien sûr, je voudrais être loin. Je suis la montagne, les fleuves, les rivières, les chemins escarpés que nous prenions le soir, ma fée, la nuit d’Orient, le narguilé, les arbres fruitiers, les matins doux et empierrés. Je pense à l’enfance, à ces travaux qu’il me fallut faire pour sortir de l’engeance et du destin qui m’accablait. Les armes et la science. Les livres, les camps d’entraînement, l’Université, les équations de la liberté, mais aussi la sécurité renforcée, les secrets à double tour, mes frères qui me voyaient s’éloigner, ces échelons que patiemment je gravissais tandis que je rentrais dans ce mausolée froid où je me suis enfermé. C’est à cet endroit que je te voyais une première fois ma fée, dans cette vie factice qu’on me demandait de suivre pour couper l’herbe sous le pied aux élucubrations de nos ennemis, couper court aux rumeurs sur nos folles activités, couper les herbes folles de nos citadelles assiégées. Toi aussi, tu en avais trop vu, voulais t’en aller et me prenais avec toi. Et cet ordre-là dans lequel j’avais versé, je voulais désormais l’oublier tandis que tu me désignais les étoiles d’Orient, le narghilé, de tes doigts longs et délicats et les magnifiques tapis volants, si riches, beaux & puissants, qui font notre force réellement. Je devrais taire l’affront, ce secret, tandis que j’engage les missiles, les balles, les ustensiles vers l’ennemi singulier que nous nous sommes créés. Partout là-bas dans le monde, on nous exhorte à rester immobile et cet ordre-là de frapper, c’est à moi qu’il est donné. De l’exécuter. D’en faire une réalité, une ère de métal, de sang et de feu. Jouer de la musculature, sortir le gunet puis tirer. Ô Dieu, quelle est cette aventure dans laquelle tu m’as embarqué ? Les drones, les balles, les ustensiles, une pluie de feu. La blessure est béante, et c’est une parade magnifique, regarde, tandis que nous avançons à marche forcée au Pays des drames et des tremblements. 

Les coups sont partis et j’ai fermé les yeux, quelque secondes et l’histoire sera terminée, notre monde, les plans sur la comète dont nous rêvions, nos espoirs, nos élucubrations, finis les odeurs des jardins d’été, la prière au réveil des villes endormies, ton ventre chaud, tes bras délicats, les arbres fruitiers, mon jeune frère qui hier encore avait trouvé comment lancer sa vie, finis les enfants qui jouent au soleil rasant, la montagne, le fleuve, les rivières, le destin qui nous accable. 

Le silence et puis rien. Nous nous regardons. Nous n’applaudissons pas, nous ne nous félicitons pas, nous savons que ce sera pour une autre fois, l’Armageddon des espérances, et qu’il n’y a pas de fin. Nous disons quelques mots, nous nous détendons, le debrief, les sens en éveil quelques heures encore, puis le commandement s’étiole, gagne l’étage au-dessus, disparaît. Il est temps de rentrer. Croiser la ville, la vie, les gens, mon peuple qui doucement, douloureusement, se réveille. En fin d’après-midi, je peux m’en aller, je vais retrouver ton ventre chaud, tes bras délicats, le sel de l’Humanité qu’il faut sauver. Sur le lit tu m’attends, le regard persan, immobile. Comme frappée. 

Abbaye d’Ardenne – Atelier d’écritures- mai 24