De quoi procèdent amour & fusion ? Une musique ? Un son chéri que l’on polit dans la bataille, la tempête tandis que sifflent les balles ? Un caillou stoïque & furieux épuisé par le charivari, le tumulte du fleuve, les secousses du grondement, mais qui tient bon ? Un mouvement, tu t’en rappelles, qui te décolle du sol, une odeur chaude contre laquelle on allait se blottir, se réfugier, les lumières affolées de la nuit, tu t ’en souviens, le serment, le dément. Dans le silence et l’obscurité, je m’engage à tâtons, en le dissimulant sauf en ces lignes discrètes, jetées à la volée, indéchiffrables pour qui ne sait, je m’engage, disais-je, à proposer pour cet été – je m’y prépare car je m’y rends- un nouveau serment de K, quinze ans après le premier, qui m’avait pas mal réussi, c’est vrai. Ce sera sans doute le dernier.
A l’époque, je m’étais résolu à définir une trajectoire, des amis, des ennemis, des objectifs, je m’y étais tenu. J’étais parti à la bataille qui me définissait, j’avais compris qu’il n’y avait d’autres choix, sinon c’était mourir à petit feu, le chemin le plus court pour l’abandon, la disparition. Le serment m’avait transformé. Cette fois-ci c’est différent, je sens la bataille plus secrète, plus feutrée, plus profonde aussi ; préparée depuis longtemps elle déterminera ce que seront les vingt prochaines années et les marges de liberté que je me donnerai.
Avancer dans le noir, c’est mon secret. Si j’ai trébuché, cette fois-ci encore, j’ai trouvé le débouché. Après toutes ces années, le bout du tunnel apparait. Et la lumière, et le jour. Je le discerne à quelques signes imperceptibles, les enfants plus gais, euphoriques même, discrètement, sans se l’avouer, savourent. S’ils savent, ne disent rien. J’y vois un bénéfice du vieillissement, que nous célébrons à cet instant, peut-être te dis-tu, qu’ai-je à gagner à ces embrouilles alors que la paix est proche, parfois les regrets te submergent ; sans doute sais-tu que nous sommes allés trop loin, chaque semaine j’égrenais en silence les raisons de m’en aller ; tu viens après de longs efforts de te redéfinir une vocation dans laquelle, tu le sens, tu peux te révéler, donner ton énergie, puiser de la vie : il fallait urgemment changer, s’occuper du reste, ne plus me laisser démonté dans l’établi, me réparer, me rattraper avant qu’il ne soit trop tard.
Dans le monolithe ensoleillé règne la paix. Elle est précaire. On se méfie un peu mais on profite de la maison de la biodiversité recomposée, quelques escarmouches ci et là, du réconfort aussi, on déambule hagards en se disant que ce n’est pas trop mal finalement, ces bouts de vie, ces équilibres subtils que nous avons construits, on ne se marche pas les uns sur les autres, on se redistribue de temps en temps dans nos appartements, on se retrouve aussi, on vit ensemble.
Mais on a bien compris que tout cela ne durerait qu’un temps, déjà il faut préparer la suite, dont nous parlons ici, on le sait malheureusement, rien ne changera vraiment. Une vie, une fuite en avant. Qui m’amène à construire ailleurs quand même, à vouloir partir toujours. De cet entre-deux qui n’en finit plus, qui n’en finit jamais, ouvrir les variantes, les espaces de respiration. Dont j’ai besoin. Agrandir l’appartement, acter la séparation des corps, ouvrir l’autonomie, ne plus s’enfuir, ne plus se cacher, ne plus détourner le regard de la stérilité que nous nous sommes imposés ou qui s’est imposée à nous, qui sait, qui a tout figé dans le sel & la lave, le sel & la vase, Vésuve terrifiant, asphyxiant que l’on discerne chez tant de nos contemporains croisés au hasard de la vie, asséchés, figés, pétrifiés, qui n’avancent plus, affreuse destinée dont il faut se séparer, liberté chérie qu’il faut aller gagner coûte que coûte; en courant vers elle, en fuyant vers elle, on trouve d’abord les premiers paliers, étroits, inconfortables mais, allez, il faut y aller ; aux premières goulées, respirer, c’est le chemin, esclave/liberté, la seule vérité !

A se retourner, on peut se demander bien sûr ce qui s’est passé toutes ces années. Moi-même, je ne sais. Ai-je manqué de courage, de discernement, n’ai-je pas su, ai-je cru que quelque chose me retenait, comme un bras attrapé à la jetée, cette vie passée à attendre, j’ai beaucoup donné, me suis vraiment abîmé, s’extraire maintenant, s’extirper.
Ce matin la paix domine, l’euphorie douce, j’ai gagné mon karma, la sérénité habite la maison recomposée, apaisée … nous réinventons nos destins commun… je maitrise mon destin, j’en accepte le dessin, je le fais mien, les petites rivières enfouies, cachées, je les ai reconnues, je suis en train de les emprunter. Ainsi, nous nous sommes retrouvés les miens, les jeunes les anciens, célébrant en grec les soixante ans d’union de mes parents. Je l’avais proposé, comme souvent, et ma sœur nous avait aidé à l’organiser. Je me dis ces guerres qui m’épuisent, toujours finalement je les ai tirées vers le haut, j’ai essayé de dépasser. Je m’y suis oublié, abandonnant toute vie aux sourires des enfants, je suis épuisé. C’est la vie qu’il faut reprendre maintenant, la vraie, la mienne. Je m’organise, noircis mon agenda, prends la tangente. C’est avalé, accepté, je m’en vais, je suis déjà parti, clair dans mon esprit.
Déjà j’imagine, la femme au miroir, qui m’avalera en entier, la peau est brune, le toucher délicat, un trésor parfumé, miel & onguent, miel & orient, je m’y glisse pour découvrir sous la voile la fleur qui vrille au contact, humide & orpheline. On rit, les volets sont fermés, la fenêtre ouverte, on entend des bruits, des voix qui ne nous détournent pas, sous les draps blancs, dans les duvets, de la charnelle torpeur dans laquelle nous aimons plonger. Mamelons raidis, tiédis par le lait, chaude semence, nous nous oublions, nous nous découvrons, nous nous enfermons. Et je repense aux années de jeunesse où nous partions insouciants au combat, nous ne savions pas alors la galère, les années en un éclair, nous étions comme ces chanteurs au front de scène, bateleurs, hâbleurs, hurleurs, la violence et la puissance du son dans le dos, batifoler, se baffrer, remonter à l’assaut puis faire baisser la tension pour mieux t’attraper, te séduire, te toucher, te caresser, ces estrades maladroites où nous jouions avec le feu, nous en sommes là maintenant, nous étouffons, le souffle est coupé, le bruit s’est éloigné, la douceur envolée, grapiller dans l’isolat un maigre espace, pôvre butin dans la stratosphère, ne pas finir en esclavage, voilà le mantra, une rangée de vanupieds errants, des brigands délaissés, bavards quelquefois, silencieux souvent, et méprisés par la jeunesse qui depuis longtemps ne nous regarde plus, nous marche dessus. Nous savions, nous aussi, à notre époque, je m’en rappelle, offrir aux passants regards maussades & fiers, énergie en désordre, morgue maladive. Toujours debout, vertical. Et vivants encore aujourd’hui, les rêves nous prolongent. Ils sont notre humanité. Faire bonne figure, fermer la porte chaque jour & chaque nuit, s’en contenter, ne plus monter sur scène, ce temps-là c’est terminé, la roue a tourné, il nous reste la trajectoire, regarder, polir, laisser s’épanouir la belle perfection que l’on a amoureusement amassée dans l’indifférence, nos souvenirs, ce sein que tu pourrais m’offrir, qui me permettrait d’oublier, bien rares les fois où je peux l’attraper. A faire le mariole je suis condamné, pour ne pas mourir; ne pas faire de bruit sinon je dérangerais. Et c’est vers cette réalité-là que gentiment, tranquillement, nous allons, nous qui voulions changer le monde, exprimer colères & foudroiement, foudre & tournoiement, nous devons regarder le monde avancer sans nous désormais. Nous sommes condamnés à attendre que les algorithmes nous proposent un refuge, une solution. Un foyer ?
Mais tu me rattrapes et je pleure. Tu me vois partir et cela t’est insupportable. Tu me donnes un peu de répit, je cale à nouveau. Je renonce. Mais sans le faire vraiment. Je reste neutre, je repousse à la prochaine fois, le statu quo tu veux préserver. Qu’importe, dans les étoiles je suis, auprès de vous mes petits je poursuis mes petites histoires, je vous embrasse, je vous chéris. Je sais bien la force qui est avec moi, elle tient uniquement à vous savoir là. Elle ne peut me quitter.
De quoi procèdent amour & fusion ? Une musique ? Un son chéri que l’on polit dans la bataille, la tempête tandis que sifflent les balles ? Un caillou stoïque, un matin furieux ? Tu me prends la main. Je m’endors. Je m’en vais.