En Grèce, j’ouvre le serment de K. Je vais mieux, il faudrait pouvoir le noter avant que tout cela ne s’évanouisse. Je voudrais parler des S, parce que j’ai cette photo de Jean-Jacques et des moines copistes, sans doute la plus récente, qui m’inspire, sur laquelle je pourrais broder. Ils ont joué ici, il n’y a pas longtemps, je l’ai su. Ce ne sont que les copistes, je le sais, pas grave, j’ai envie d’investir à nouveau la grande histoire, la vraie, celle qu’ils prolongent à leur façon, plonger aux racines ; facile, j’ai des réserves, quelques textes non publiés que je pourrais copier/coller. J’irai chercher les heures glorieuses, pour toi jouer encore le kata, la geste potache des quatre princes de l’alchimie, les moments de grâce, trouver dans le dédale bestiaire de foire et hommes-en-noir, les euphories douteuses, provocations foireuses, réassurances dont j’ai éternellement besoin, gri-gri qui me parlent. Sais-tu quand ils crevaient la dalle à leurs débuts, l’utopie égalitaire & fraternelle qui a cranté chez eux, comme pour tous les grands d’ailleurs, les fondations de la magie ? Mais c’est vers le serment de K que je vais car tel est mon destin, mon désir, l’acmé de mon périple. J’y réfléchis. Je ne sais pas choisir. Ils sont dans K pourtant, c’est sûr, je le sens. Ici on se sait vivre comme eux, libres, sauvages, on retrouve force & puissance, le combat souple, léger, dans la douceur, le kata de JJ, finie la multitude, apaisé, avec les éléments on est à sa vraie nature, on retrouve son intégrité.

C’est fugace ce que je veux essayer de dire, de toucher, le matin parfait à K, tandis que le soleil s’ouvre en entier chez Niki, devant la mer immaculée, j’y suis depuis 10 jours, j’ai refait le cycle du repos et de la découverte, je veux écrire maintenant, pour bien noter ce qu’il ne faut pas oublier, la lumière au lever, les Balkans- la Thrace où je me sens chez moi, mes frères & mes sœurs aussi, près des origines, le vent, la maison de pierre face à la mer, cette connexion avec les S, que je n’écoute plus bien sûr, mais que je ressens, dont j’ai la musique, l’attitude en tête parce qu’ici on comprend mieux de quoi il s’agit, la connexion avec notre histoire, la profondeur, mon père, ma mère, l’enfance, on a quitté la sophistication, on est dans la vraie vie, on se recueille à la chapelle secrète et tandis que je dévore la série du Monde sur le Floyd et l’histoire extraordinaire de Wish You Were Here, qui me parle encore, qui me parle toujours, je me vois plonger, courir entre les blocs, défiant la carrière de marbre, la mer, les éléments à chaque percée du Diamant Fou, magistrale mélancolie, chant de la culpabilité, de l’enfance perdue, eden rocheux que je parcourais rebelle en mon jeune temps.

Toutes ces semaines, nos corps nus se frôlent & se croisent mais ne peuvent se toucher puisque tu l’as décidé, sexualité muette à laquelle nous consentons, que tu appelles en surjouant l’abstinence, érotisme de l’absence auquel je ne voudrais pour rien au monde renoncer, j’en deviens esclave à ne pouvoir concrétiser. La porte que tu m’ouvres un matin, enfin. Je suis de retour à K. Je n’ai plus de colère. Je recompose tout le nuancier, l’ensemble des couleurs et sentiments qui font de ce lieu le point d’équilibre où je me retrouve & me reconstruis. J’ai évoqué l’idée d’un serment pour les prochaines années. J’y réfléchis et les briques s’ajustent les unes aux autres, installent à l’infini des voluptés dont je m’émerveille. Elles me mèneront loin, comme les vagues de K, que je regarde sans fin, sonar plongeant à leur recherche, troublant délicatement ce monde. J’ai trouvé la clé. Sur la carrière de marbre, absorbé par la perspective bleue, nous sommes posés devant l’Athos que l’on devine, humer l’éphémère, le vent léger, l’écume qui frappe, clapotis souple à la naissance de la roche. Flora est venue me voir ce soir, je pleurais, elle m’a pris la main. En ce moment, ma vie est dans un plein et l’écriture se ferme.

Je n’arrive plus à écrire, je ne sais par quel bout le prendre, ma vie s’est remplie et c’est de ce côté-là que les choses se passent maintenant. C’est aussi l’effet K, qui a su nous remobiliser, nous prendre quand nous allions nous fossiliser, nous redonner couleur & vie, une odeur, un nid, on le voit physiquement sur nos corps, qui s’adoucissent, brunissent, nous redevenons désirables. Au retour, tu me dis « nous y retournerons l’année prochaine », joie de toutes & tous. J’ai du mal à reprendre le texte, à y mettre de l’ordre aussi ; il va bien falloir pourtant. Parce qu’il y a des choses sensibles à faire sonner, émerger. Quelques moments, des sensations. Et puis il y a le serment à raconter.
Le serment, le serrement, je peux commencer par lui, qui s’installe peu à peu avec certitude. Bien sûr, du baratin sur mes résolutions, la sur-mobilisation, le fait de ne plus procrastiner, être toujours et encore dans le mouvement, cette fois-ci avec bonté & sourire, ma capacité désormais à me reconnaître et m’accepter tel quel, mon abandon de la littérature, mon abandon à la littérature, à l’acriture, tous ces textes, la matrice de l’ancienne vie, ça m’a pris à l’époque, ça ne lâchait plus, parfois c’étaient quelques mots, d’autres fois davantage. Et cette envie de pousser la pierre, le fardeau, un peu plus loin, en faire une célébration, une mélancolie. Eden Utopia. Le concept serait simple, je l’ai déjà expérimenté, ce n’est pas facile, mais à T, je me dis oui, c’est possible. Reprendre à zéro, le tout, partir d’une page blanche, écrire Eden Utopia, et laisser aller l’inspi, inventer une résidence à soi-même, dont je choisirais le décor; insérer la matière, malaxer les 180 pages d’Ana, quelques épreuves, textes épars, inhibitions, écrire d’une traite à partir de cet ensemble-là, que je réintègrerais, comme Frédéric-Yves Jeannet dans Charité, le faire de telle sorte que jamais le flux ne s’arrête, construire une terre qui serait mienne, gravir la montagne, contourner les aspérités, faire une unité, voilà le projet, qui dépasse Ana, une seconde nappe en somme, et je pourrais la poser délicatement sur le sol, et elle se construirait si vite que je n’aurais pas le temps de me demander si elle en vaut bien la peine. Et quand je l’aurais déposée, je pourrais ouvrir une nouvelle étape, à partir de la même matière, la faire grandir et lui donner un nouveau titre, et cela à l’infini jusqu’au bout de la vie, la pelote de l’histoire que j’aime à raconter, toujours la même. Il n’y a rien d’autre. Il n’y aura jamais rien d’autre. Proposer encore des textes qui pourront être avalés par le grand tout, voilà le projet. Bien imprudent celui qui croit que je n’y arriverais pas ! Ce sera ma contribution à la vie, celle que l’on a voulu me donner et dans laquelle je me suis tant bien que mal déployé, avec blessures & imperfections, scories, maladresses, mais quand même. Vous êtes bien là vous, par exemple, ce n’est pas trop mal, non ? Il y a donc une suite, il n’y a pas de fin. Euphorie légère malgré le climat maussade ? Légère éclaircie sur ta nuque dégagée. Je le sens ici au Havre, où nous esquissons notre vie future. Nous irons nous y réfugier bientôt pour admirer les énormes bateaux, tout près de Paris.
