Au creux de ton épaule, je brandis mes logorrhées performatives

Quelques-uns

Si tu regardes de loin la sphère bleue où se déploient nos vies, tu nous vois des millions s’agitant en vain. Nous sommes des millions et on ne nous entend pas. Un murmure, presque rien. Avant ce siècle, nous étions des millions, après lui des millions encore, nous faisons la guerre, nous faisons la paix, nous nous amusons, dansons, jouons, nous nous embrassons, nous nous abrutissons, nous partons sur les mers, un tour sur les océans, comme la comète rappelle-toi, qui se libère de ses infâmes « raclures », nous affrontons les tempêtes, vagues impressionnantes, monstres marins, effroyables fracas qui très vite s’évanouissent, disparaissent sous la surface bleue, ce n’était rien, nous nous endormons, des fois nous essayons de percevoir le sens. Au fond, nous ne faisons pas plus de bruit que cela. Nous sommes des millions et je suis parmi eux. Dans le silence des grands nombres. Dans le grand silence des nombres. Je pars au fond de moi, malade de toi que j’aime et qui ne reviens pas. 

Au début, nos corps sont beaux, comme des armes pacifiques, des outils puissants sur les mers, dans le monde connecté où nous nous déployons sans nous toucher. Nous cherchons ensemble la beauté, chacun de notre côté, nous nous enhardissons, nous recherchons profondément, plongeons au fond des yeux tandis qu’autres sœurs & frères humains s’enferment à double tour, effrayés du lendemain. Ça nous fait rire. Le matin, dans nos casques, sur nos écouteurs, dans nos musiques, des voix amicales, amoureuses, emplies de désir se promènent. Elles nous emmènent & nous guident. Elles sont partout. Ce sont des promesses. Tu les actionnes, elles entrent en toi comme une onde de bonté, elles s’adaptent à toi, se lovent, savent t’encourager & t’apaiser. Alors je les cherche, je veux les toucher, vraiment, mais elles disparaissent, je ne les trouve pas, elles m’échappent. Et tout virevolte, vrille sans se poser, misère des propositions, pauvreté des dispositifs. Quel est ce monde qui s’enfuit, ne nous laisse que quelques broutilles, des miettes, des regards échappés entre deux portes, alors que nous pourrions pleinement l’habiter !

Mais je le sais, j’exagère. Une nuit étoilée, tandis que mille feux nous régénèrent, danses extatiques, drums euphoriques, je m’interroge : cette plainte, grotesque si l’on s’attarde au malheur des hommes, à leur destin, funeste tragédie, plaie de l’humanité sans cesse recommencée. Je retourne sur mon rocher, dans mon pays, me protéger, les lacs et les rivières au loin, au bout du sentier, les chemins qui n’en finissent jamais. Jamais. Jamais je ne pourrai. Assez ! lumières effrayantes, éphémères folies, disparaissez ! Ce combat est impossible ! Je ne vis plus que pour le bonheur et la félicité. Je voudrais te faire des lettres névrotiques mon amour, imaginer des parcours dans ta chair, des illuminations entre tes arrondis, m’immoler à tes pieds, perdre toute raison, que tu me ramasses à la petite cuillère, farouche oiseau de nuit qui au détour d’une phrase décidera que c’est moi qu’il te faut désormais accrocher à ton tableau de chasse. Ou qui décidera qu’il ne faut pas. Cela suffit. 

Et je rêve donc, attendant de m’envoler à mon tour, attendant toujours, assez lucide néanmoins du peu de cas que font de cette ingrate gymnastique mes contemporains, maigre résultat des années de supplique. Je suis libre, certes, mais seul. Et ça se voit sur mon visage maintenant. Avec le temps. Il faut que je trouve le courage d’aller les trouver, ceux qui sont comme moi, les amis qui d’un clin d’œil sauront me remettre sur pied.

Nous sommes quelques-uns.