Au creux de ton épaule, je brandis mes logorrhées performatives

&BA – Livret 4

Au bout du chemin, peut-être la langue se tarit. Peut-être n’y a-t-il plus rien à dire. Peut-être n’y a-t-il que la plage de K, au lever, où l’on peut se réfugier, quelques souvenirs, du réconfort, des espaces connus où je peux m’immerger. Tant de solitude, de difficulté à franchir, traverser le sas, c’est que je ne sais choisir. Oui, c’est ce qui me vient en premier. Je voudrais être comme les grands hommes, dans les grandes époques, m’arracher, me décider. Les grands lacs. Calme & serein & puissant. Mais mon temps terrestre, la vie telle qu’elle s’est construite, mon gagne-pain, l’énergie qu’il demande, les enfants qui m’appellent à la raison, tout me conduit à ne rien changer, ne pas bouger, suspendu à un équilibre, un dispositif qui me désespère et me vieillit. Seuls des verbes sortis du néant, réverbères sous la pluie, flèches détachées de l’écorce, savent dire ce qui travaille, parer la foudre. Il faudrait écrire et écrire sans cesse, produire du flux, du son, de la discipline, volume, Beauté, prendre ce qui est bon. En apesanteur, je m’imagine au combat, tirant des bords, dégageant une voie. Je flotte. Je n’avance pas. Me remettre à la contrebasse (la basse est mon domaine) ? Produire boucles & drones ? Sur mon site, je les installerais ! Voilà la solution ! Mais non !  Il me faut du temps et du temps jamais je n’ai. Car je suis dans la vie et n’y crois qu’à moitié à ces hypothèses d’écriture. Je ne sais avec qui partager, où rencontrer celle ou celui qui me rassurerait : « oui Eden, c’est le chemin ». Et je ne bouge pas, de plus en plus détruit de l’intérieur. En dedans comme JJ dans Black & White, qui se met en boule en un geste terminal, tu te rappelles, mais qui regarde devant quand même. Pour Hugh, on ne sait jamais, explorateur, génie, il est armé, son silence fait sa force.  

Certes les miens à qui je rends visite, les parfums que je connais, les tapis, les utopies, les livres, la chaleur, les univers qui me sont chers … Toujours renvoyer à plus tard le moment où je les prendrai en main. On m’accuse d’être égocentré, de me faire la vie belle, avec cet air suffisant et narquois qu’en toutes circonstances j’aurais… Je ne sais, je ne comprends rien de tout cela. Je n’ai pas trouvé cet endroit où on peut partager, où on peut se réchauffer, où la parole se libère, où l’intelligence se construit, où on peut se sauver, en confiance. Dès que ça va mieux, que la production semble intéressante, instinctivement, fébrile soudain, je m’affole, bascule dans le compétitif. Produire, produire sans cesse pour toujours alimenter, alimenter sans cesse mon espace de production, le nourrir d’images et de textes… Voilà la solution ! Le flux sous l’écriteau : ici je tente d’ouvrir l’échange, créer l’ouverture. Être si clair, si transparent, si maladroit quel désespoir … De quoi as-tu peur ? Je suis responsable au fond de mon infortune. 

Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais à un mariage de jeunesse, vieux tableau des origines, mythique, pitoyable, peu importe. J’y ai croisé – après toutes ces années – Nadia et ses yeux bleus. Ses magnifiques yeux bleus. Généreuse & à l’écoute, elle s’amusait de moi. Comme jamais. Elle me parlait doucement, avec le sourire. En empathie mais avec sévérité : tu es responsable au fond de ta propre infortune, me soufflait-elle derrière l’oreille. 

Et 24 heures après, je peine à aller au-delà, saisi par l’effroi, la violence, terrifié, oui, par la violence, je veux partir, m’en aller, ne plus revenir, pleurer, désespéré de cet amour que nous ne nous donnons plus, maison évanouie, tas de sable, tas de cendre, construction bricolée que j’ai cru pouvoir entreprendre, maintenant effondrée. Mes enfants serez-vous là ? Êtes-vous là ? Me tiendrez-vous dans vos bras ? Peut-on dire, comme je l’ai cru, j’en doute maintenant, que notre amour, de tout, toujours sera plus fort. Est-il possible que vous n’ayez de moi qu’une perception travestie par le désordre, la maladie, la jalousie, ce discours commun qui vous sert de décor, à moi aussi, c’est notre malheur. 

Alors patiemment je reconstruis. Brique après brique, pierre après pierre. Le visage n’est plus le même, je le sais, je le vois, je ne me reconnais plus, quelque chose s’est cassé, la jeunesse m’a quitté, je le vois. Mais je reconstruis. Je vole des instants que je vais attraper, fulgurances, idées, musiques, éclats de lumière, ils sont beaux, charmants. J’essaie de dormir aussi, un peu. Davantage. De m’entourer des tapis, des livres, derrière les volets. D’aller voir la mer aussi, l’Océan, chercher. Petit à petit habiter à nouveau l’harmonie. Je sais que ça va mieux. Tu sais, je me tairai. Qu’importent les accusations, j’avais raison, au fond, je le trouve ce chemin que j’emprunte. C’est un peu vain & prétentieux, c’est vrai. Caillou, Espace, Envies, dites-moi où j’en suis. Je mets des mots sur la page, trouve l’ouverture, une atmosphère. Je note ces mots de Sollers : « rien de plus naturel, concret, évident, la poésie, on ne la fabrique pas, on la vit ». C’est là où j’en suis à ma façon, quoi que je dise, quoi que j’écrive. C’est ma petite victoire. 

Mais je voudrais être gai, je l’ai dit tout à l’heure. Pour cela, il me faut aller plus loin, tourner la page, ne plus ressasser, abandonner quelque temps ta mélancolie, Ana, aller de l’avant, reprendre le Kata, le jouer, doucement, gestes après gestes, chants après chants, tu crois qu’il ne se passe rien, pourtant de là tu vas à cet espace-ci, c’est un mouvement. Pouvais-je le faire en riant, en confiance, dans la plénitude et la constance. Gagner chaque jour des certitudes, chercher parfois dans les regards l’approbation, c’est pas si grave, pas si important, avancer quand même, ne pas s’en faire les jours sans. Travailler la forme, commencer ici sur ce texte, le retourner comme une crêpe, le diriger fermement, s’amuser avec le tout. Tout est possible si tu sais manier la matière, jeter la foudre sur l’asphalte

J’étais allé au Havre chercher l’espace de liberté que je m’étais juré d’ouvrir, j’avais l’impression de trahir, c’était mon secret, et en même temps d’aller. Je m’étais enfermé dans un hôtel Perret humer l’Océan, respirer l’air des raffineries, j’étais prêt. Je m’invitais à une parade sociale dont j’escomptais qu’elle me renouvelle. Avant de partir j’avais hésité, failli reculer, je m’étais maudit, je le savais, c’était le premier geste de séparation. Puis mécaniquement, j’avais fait ce que je m’étais donné. A 20 h j’avais envoyé un message : « Salut, je ne vais pas pouvoir vous appeler ce soir, je vous embrasse ». Pas de réponse. C’était acté. La distance avait été créée, l’espace conquis. La nouvelle vie. J’avais dormi. Longtemps. Avant de repartir. Un repos. La discipline. Le Kata. 

Je rêve maintenant d’un monochrome blanc, un écran géant derrière lequel, petit à petit, j’irai me recomposer, au début impêrceptible, on dirait un voile mais non c’est plus fort, plus puissant, je ressens une lourdeur, odeur forte, éther, essence qui m’enveloppe, elle prend toute la place, plus loin un jardin, une bifurcation, une route, une éternité. A vous toutes & tous réservée, mes amis, mes amours, mon univers. La musique y est bonne, les basses profondes, on entend les aplats de synthé. Nighthawks de John Foxx avec Harold Budd & Ruben Garcia. On s’y perd & nous pouvons nous enfoncer dans les coussins. Cette nuit, j’y étais, j’ai eu un peu peur, rêvé d’une inconnue qui m’entraînait dans sa poésie, elle t’entrainait toi aussi. Vous êtes parties furtivement toutes les deux vous aimer & elle m’a souri, plus tard, tu étais seule & heureuse, plus tard elle m’a pris la main et à travers ce fluide tactile nous avons recomposé, parlé sans dire un mot jusqu’au matin. 

Kment & Giauhare nous guident. Anne & Alix m’ouvrent au désir. Eux à mes côtés, je sais que je ne suis pas seul. La liberté que j’ai gagnée, je la vis. De la boue, de la terre humide, de la glaise, je me suis extrait. 

Je te laisse un moment, Ana.

Ces formes qui m’accompagnent, que racontent-elles ? Malheureuse, imparfaite, notre histoire est à nous, je le sais. Il faut l’installer autrement pour qu’elle se perpétue, ouvrir la voie, la nouvelle vie, comprends-tu. Que quelque chose se passe sans que j’aie à vous perdre. 

C’est le chemin que nous prenons en silence.

Je cherche, voilà tout. 

Tout est permis. 

J’écris.

C’est la vie que j’ai choisie.